Mehmet Güleryüz
Quai aux Fleurs
« Je recherche l’inattendu », confie Mehmet Güleryüz, qui exécute ses toiles d’une traite, sans croquis ni idée préalable, sans jamais savoir quelle forme prendra l’œuvre finale. Un art de la spontanéité initié il y a six décennies en s’inspirant de son expérience de l’improvisation théâtrale et qu’il pratique depuis à un rythme quasi quotidien. « Une fois lancé, je tire mon fil d’Ariane sans m’arrêter, jusqu’à ce que le tableau soit achevé », explique le maître aujourd’hui âgé de 83 ans qui passe couramment dix à quinze heures d’affilée sur ses œuvres, généralement de nuit.
Il y a trois ans, Cyril Guernieri exposait pour la première fois les œuvres de Mehmet Güleryüz. Il récidive aujourd’hui avec une exposition d’œuvres récentes de ce grand maître de 83 ans. Des tableaux exécutés Quai aux fleurs, à Paris, où il réside désormais, ce qui explique le titre qu’il a souhaité donner à son exposition. Artiste pleinement ancré dans son temps, Mehmet Güleryüz ne se cantonne pas à une recherche étroitement picturale ou esthétique. Sa démarche ne vise ni le beau, ni le spectaculaire. La peinture est pour lui un moyen de donner forme au regard qu’il porte sur le monde et sur ses contemporains.
Mehmet Güleryüz a emménagé dans son nouvel atelier début 2019. Sa situation géographique – en bord de Seine et à quelques mètres de la maison d’Heloïse et Abelard – et les circonstances – la pandémie de Covid 19 et les confinements successifs avec son épouse – ont fortement influencé sa création. Entre son installation et la fin de l’année 2021, il a réalisé plus de deux cents toiles et mille dessins ! « C’est comme un journal du confinement », explique le maître turc qui a ainsi donné comme titre à ses toiles la date de leur exécution. De ces œuvres, dont la galerie Cyril Guernieri présente une sélection resserrée, se dégagent deux thématiques centrales qui préoccupent infiniment notre monde : la Montée des eaux d’abord, car l’eau est une thématique récurrente dans l’œuvre du maître, mais aussi les rapports homme-femme.
L’eau apparaît dans cette exposition comme porteuse d’une menace que l’on pressent ou d’une catastrophe en cours, invisibles pour le spectateur mais que l’on devine à l’inquiétude de personnages dans l’expectative, fuyant le danger ou écopant désespérément. On songe, bien entendu, à la montée des eaux et, lorsqu’on l’interroge, Mehmet Güleryüz évoque tour à tour la crue de 1910 de la Seine, qui coule juste devant son atelier, et le risque de tsunami qui menace sa ville natale, Istanbul. Risque jugé si imminent que la municipalité a commencé à installer dans les rues des plaques signalétiques indiquant dans quelle direction fuir, au cas où surgirait la vague.
Autre sujet récurrent : le couple. De son enfance ballotée entre un père et une mère très tôt séparés, Mehmet Güleryüz a gardé la conviction qu’il y a une incompréhension fondamentale entre hommes et femmes parce qu’ils habitent des temporalités différentes. Les uns sont happés par la course du monde, les autres sont habitées par sa vérité tragique et c’est ce qui, selon lui, les rend plus mystérieuses et plus fortes. Dans les nombreuses scènes de couple qui émaillent les œuvres présentées galerie Cyril Guernieri, les hommes quêtent sans y parvenir l’attention des femmes, dont les regards sont le plus souvent perdus dans un ailleurs lointain. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas là simplement du rapport homme-femme. Le couple est pour Güleryüz la figure archétypale de la relation à l’autre, mais aussi au monde, rapport miné par l’égocentrisme et la volonté de domination.
L’espoir est pourtant bien là. On le trouve en particulier dans cette magnifique toile aux tons bleus et jaunes où un homme et une femme, à demi-immergés, brandissent un oiseau mort. Oui, espoir, malgré les circonstances navrantes dépeintes, car pour une fois ces deux-là regardent dans la même direction. Ils nous alertent, ensemble, de la tournure tragique que prennent les événements. Ils se tiennent serrés l’un contre l’autre. Ils ont conscience que pour faire face ils ont besoin l’un de l’autre. Et ce tableau fait écho à une autre œuvre aux tons également bleutés et à l’univers marin où un tigre et un zèbre se tiennent côte à côte devant un iceberg, dans une atmosphère de déluge. Des animaux au pelage bicolore, semblables dans leur dissemblance. Le prédateur et sa proie unis face à la catastrophe. Une invitation à faire tomber les frontières artificielles, à dépasser les antagonismes, les rivalités, les hiérarchies, les compétitions. Pour nous réconcilier et œuvrer ensemble. L’avenir du monde en dépend. Il y a urgence…