Patrick Frey
Entre Art Déco Et Modernisme
Patrick Frey, le célèbre décorateur René Prou était donc votre grand-père maternel ?
Patrick Frey : Oui, le père de Geneviève, ma mère. C’est un peu grâce à lui que nous sommes tous là. Quand il a créé sa Maison en 1935, mon père est allé voir tous les grands décorateurs parisiens, dont René Prou, pour leur présenter ses premiers tissus. Prou lui a naturellement présenté sa fille, dessinatrice textile. Ce fut un coup de foudre et mon père demanda ma mère en mariage trois jours plus tard. Maman rentra chez Frey et elle y resta quinze ans. En 1947, l’année de ma naissance, mon grand-père mourrait, je ne l’ai donc pas connu, mais ma mère m’a raconté des milliers d’histoires sur lui, qui ont bercé mon enfance.
P.F : C’était vraiment un homme de son temps, il a participé aux grands chantiers de son époque. L’entre-deux-guerres était une période de grands changements, et la fabrication des plus beaux paquebots ou de trains mythiques en fut l’un des signes : l’ouverture sur le Monde, le goût du voyage … Et pour les Arts Décoratifs le passage de l’Art Nouveau, à l’Art Déco et au Modernisme. René Prou fut l’une des figures majeures de tout cela.
Il vivait dans une effervescence créative permanente, entouré d’artistes, de Paul Poiret aux Delaunay ou Jacques-Émile Ruhlmann, avec qui il travaillait mais faisait aussi des fêtes mémorables dans sa maison de Normandie. C’était un homme fantaisiste, drôle, toujours en mouvement. Quelquefois il rentrait chez lui le soir, avec une équipe de peintres, et envoyait toute la famille à l’hôtel. Les enfants étaient ravis, ma grand-mère, elle, beaucoup moins ! Mais huit jours plus tard ils rentraient tous dans un nouveau décor. C’était aussi un professeur adoré par ses élèves aux Arts Décos et à Duperré.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour faire un livre sur sa vie et son travail ?
P.F : Ma mère, Geneviève avait une passion pour son père. Quand elle a eu 100 ans, elle était dans une forme incroyable et ma femme Lorraine a eu l’idée et l’envie de faire ce livre, de raconter l’histoire de cet homme tant aimé par sa belle-mère. Maman devait bien sûr en faire l’Edito, mais elle est malheureusement morte trois ans plus tard. Elle a tout de même eu le temps de parler longuement à Lorraine, de lui raconter son père, mais aussi le grand décorateur qu’elle ne cessa jamais d’admirer.
Moi je ne me suis occupé de rien. Ma femme me montrait parfois des documents qu’elle découvrait mais c’était son histoire et grâce à elle j’ai vraiment redécouvert mon grand-père et son travail. C’est aussi elle, et Sophie Rouart, qui ont eu l’idée de faire une exposition dans notre showroom, comme une évocation du travail de mon grand-père, en reconstituant un compartiment mi-bateau, mi-train, avec des objets, des dessins que je possédais encore ou que nous avons retrouvé chez des collectionneurs.
Qu’est-ce qui vous rapproche du style de René Prou ?
P.F : J’aime l’élégance des formes, des matériaux, elle est intemporelle. Comme lui, j’aime la couleur, les essences de bois précieuses, la laque, le japonisme … Nous développons maintenant une collection de mobilier et j’espère pouvoir bientôt rééditer le mobilier de mon grand-père.
On trouve dans vos archives aujourd’hui, presque quatre siècles d’histoire des arts décoratifs.
P.F : Mon père s’en fichait complètement. Il remisait ses vieux tissus, ses dessins, dans des placards et ne les regardait jamais. Il se fichait du passé, regardait toujours devant. Il me disait aussi que de toute façon, les plus beaux dessins étaient dans deux Maisons, Braquenié et Le Manach. L’Histoire de France était là. C’est aussi pour ça, pour le remercier, que plus tard j’ai souhaité acquérir Braquenié.
Pour en revenir à nos archives, mon demi-frère, un jour, m’a proposé de mettre tout cela en ordre. Il faisait ça à ses moments perdus, de manière un peu artisanale. Et puis, il y a une dizaine d’années, j’ai reçu une lettre, écrite sur un joli papier rose, de Sophie Rouart, qui était alors au Musée de la Toile de Jouy, elle avait envie de travailler pour un éditeur de tissus. Elle est entrée dans la Maison et a remis de l’ordre dans tout ça avec de vraies méthodes de conservation. Elle connait absolument toutes nos archives et c’est un puits de science. Si avec le studio on évoque un thème, une idée de travail, elle sait exactement ressortir les documents qui pourront nous aider.
De mon côté, je ne vis pas en regardant dans le rétroviseur, mais j’aime tout conserver. Et les archives nous servent tous les jours dans la création. Mais pour moi une archive n’est pas forcément un dessin, ça peut aussi être un meuble, un morceau de tapis, un vêtement, tout m’inspire.
Vous les trouvez au cours de vos voyages ?
P.F : Oui parfois, au fin fond du Vietnam comme à L’Isle sur la Sorgue en chinant chez un broc, ou même à Drouot.
Vous faites partie de ceux qui représentent le Style Français un peu partout dans le monde.
P.F : Quand je présente des collections, aux Etats-Unis notamment, on me dit toujours « It’s so french ! ». C’est notre patrimoine, notre force. Les grands hommes politiques l’ont souvent compris : de Napoléon, avec l’Egypte ou l’Italie, à Mitterrand, avec la Pyramide du Louvre. D’ailleurs, toutes les grandes Maisons reviennent maintenant aux sources de leur création.
La Maison Pierre Frey c’est une histoire d’hommes soutenus par des femmes, votre mère d’abord, puis votre femme Lorraine.
P.F : Je dois beaucoup à ma mère, elle m’a appris à regarder, elle a formé mon regard. Elle m’emmenait en voyage, visiter des villes, des expos. Elle arrêtait la voiture pour que je regarde un coucher de soleil jusqu’au bout. Elle me disait souvent : « Je t’ennuie mais quand tu travailleras chez ton père tu me remercieras ». Pour elle c’était une évidence. Avec mon père ils m’ont aussi appris à reconnaître les jolies proportions, d’une maison, d’un toit ou même d’une porte.
Ma mère a fait la liaison entre René Prou, mon père et moi. Ma femme Lorraine fait un peu la même chose aujourd’hui. Elle a, elle aussi, un sens des formes extraordinaire. Mais nous n’avons pas toujours les mêmes goûts, elle est beaucoup plus minimaliste que moi !
Comment faites-vous pour décorer vos maisons ensemble ?
P.F : On s’arrange. Chacun enlève quelque chose ou en accepte une autre !
Votre studio est lui aussi très féminin.
P.F : Quatre jeunes femmes. Quatre personnalités différentes et complémentaires. Deux sont spécialisées en papiers peints et deux en tissus. On travaille en osmose, le regard que nous portons sur les dessins est souvent le même. C’est comme en cuisine, tout le monde s’active et tout le monde est talentueux, mais il faut un Directeur artistique pour trancher au bon moment, comme dans tout processus créatif. Chaque collection est un risque, il faut lui donner une direction, et à ce moment-là on est seul. Je donne le thème, le studio se réunit, chacun de nous l’interprète à sa manière. En partant d’une idée, on peut la twister et arriver à tout autre chose, c’est ce qui est merveilleux dans la création.
Pour le dessin, je travaille comme mon père. Avoir son propre studio de dessinateurs limite la création. Je fais appel à des dessinateurs extérieurs qui ont tous leur patte, des univers différents. Nous en voyons une centaine par an, ils apportent une richesse supplémentaire à la Maison. Pour moi la créa, c’est comme un grand entonnoir, on y met des idées, des créatifs, le Studio, les documents de Sophie, moi …. Puis je suis en dessous, je reçois le résultat et je dois pouvoir tout revendiquer, je suis garant de l’esprit de la Maison Pierre Frey.
C’est une belle histoire de transmission, de René Prou, jusqu’à vos trois fils aujourd’hui.
P.F : Mon père m’a tout de suite laissé une liberté totale. Il me disait “Fais comme si j’étais mort”, je lui répondais “Mais enfin Papa tu es là” et nous sommes restés 25 ans ensemble ! Mais il m’a tout de suite laissé la direction de la Maison et il a immédiatement voulu que je crée des tissus. J’avais la chance folle de pouvoir faire mes propres choix et, je crois, un certain bon sens qui m’a permis de traverser les décennies. Mais si mes trois fils, Pierre, Vincent et Matthieu, n’avaient pas eu, eux aussi, une certaine fibre artistique, une passion, ils ne seraient pas rentrés chez Frey. J’ai aussi voulu ce livre pour leur montrer aussi d’où ils venaient. Vous savez, mon Grand-père, avant de connaître mon père, faisait créer ses tissus chez Le Manach, que j’ai racheté il y a quelques années. Tout a un sens dans cette histoire, c’est comme une chaine dont René Prou a été le premier maillon, il était temps de lui rendre hommage.