Félicie Eymard
J’ai connu Félicie Eymard petite fille, débordant d’imagination et de malice. Je l’ai vue grandir, développer son univers, ses goûts, ses aspirations, suivie de ses cours au Musée des Arts Décoratifs à Paris jusqu’au Royal College of Art de Londres. Son œil évoluait, passant de la mode au design d’objet en un tour de main. Parfois elle me laissait voir ses carnets de croquis, ses dessins, des projets et cela peut sembler présomptueux aujourd’hui, mais j’avoue que je savais. Je savais que Félicie irait un jour là où elle voulait exactement aller. Il était donc naturel que ce soit avec elle que nous débutions une série de portraits sur cette toute nouvelle génération de créateurs qui, sans doute, changera à sa façon le monde de Demain.
Félicie, comment définirais-tu ton travail ?
Même si ce mot ne désigne plus vraiment grand chose aujourd’hui, je suis designer, designer objet de formation. J’ai d’abord fait une licence en design industriel à La Cambre à Bruxelles, puis un master en design produit au Royal College of Art à Londres. Mais lors de mes études au RCA, j’ai voulu échapper à l’objet immobile (peut-être pour mieux y revenir). Je me suis alors passionnée pour les objets en mouvement et j’ai voulu donner vie, donner du mouvement à tous les objets que j’imaginais. Aujourd’hui je ne me définis pas comme designer objet ou designer accessoires. Je dessine des objets que l’on porte ou pas.
Tu refuses de créer une frontière entre les deux ?
Oui. En tous cas dans ma pratique, les deux sont liés. Je pense un objet quel qu’il soit autour de son usage. Je ne suis donc pas artiste mais bien designer. J’imagine un scénario, et dessine une forme autour de l’interaction qu’il aura avec la personne qui le porte, le touche et le regarde. Je me suis plongée dans l’objet porté pour m’émanciper de la fonction. C’est cette fonction que j’ai voulu dénuder, décortiquer pour ne garder que l’usage, le geste. Mais c’est aussi grâce à ça que je suis revenue à l’objet non pas statique mais disons « non porté ». Et j’embrasse maintenant les deux sans réserve.
Pour l’instant tu as surtout travaillé dans l’univers de la mode ?
A la fin de mes études, j’ai rejoint l’équipe bijou de Evelie Mouila chez Maison Margiela, puis celle de Laurent Tijou chez Jean-Paul Gaultier. J’ai ensuite voulu poursuivre ma voie dans la création d’objets portés et travailler le lien au corps qu’ils inspirent. Cette recherche a donné vie à ma collection Species, une collection d’accessoires qui se transforment en d’autres, tout juste présentée au 35e Festival de Hyères où j’ai eu la chance d’être finaliste dans la catégorie Accessoires.
C’est un Festival très prestigieux, mais cette année c’était une édition très particulière, en raison des conditions sanitaires. Comment l’avez-vous vécu, toi et les neuf autres finalistes ?
Oui c’était très étrange. J’ai beaucoup entendu parler d’une “année blanche”, mais pour être tout à fait honnête, l’impact a été tout autre. Humainement, j’ai fait des rencontres assez incroyables parmi les finalistes. Le genre de rencontres qui nous fait oublier la covid et le fait que moins de personnes sont venues cette année.
Dis-nous en un peu plus à propos de Species ?
Cette collection, c’est comme un manifeste. J’ai souhaité plonger dans le mouvement, dans ce qu’il éveillait en moi. Ce plaisir de la chorégraphie, d’un objet qui vit seul et qui s’adapte aux envies et pas seulement à l’usage. L’idée était de matérialiser un mouvement, un scénario en s’émancipant de la fonction pour ensuite mieux y revenir.
Revenons à la source de ton travail. Peux-tu me dire sil y a des choses qui t’inspirent particulièrement, qui te font aller dans une direction ou une autre ?
Mon processus créatif est particulièrement influencé par les voyages, la découverte de nouvelles cultures plus ou moins lointaines. La force de l’esthétique islandaise, ou encore le raffinement japonais ont eu un grand impact sur mon travail. Après y avoir vécu, les paysages islandais avaient instillé en moi la conscience du pouvoir brut et tranquille des éléments, de la matière. De longs séjours au Japon m’ont initié à un autre aspect essentiel à mes yeux : la puissance évocatrice de la sobriété. Le raffinement japonais fait jaillir l`essence de l’objet le plus simple, au détour d’une activité en apparence anodine.
Vivre en Islande a d’ailleurs été en quelque sorte décisif pour ton avenir ?
Oui, l’Islande a eu un impact décisif sur mon travail. Mes parents ont déménagé à Reykjavik avec mon frère et mes sœurs lorsque j’avais 16 ans. Cette culture m’a bouleversée. La nature est si présente. Elle est sublime et sombre à la fois. On se sent petit, isolé et en même temps sur la plus belle île du monde. Les couleurs varient sans cesse et le temps est en perpétuel changement. On passe plus de temps chez soi et cela m’a poussé à regarder avec une plus grande attention les objets qui nous entourent. J’ai ensuite eu envie de les dessiner, de les penser. Et puis je me suis lancé dans les études de design d’objets. Je me demande parfois où je serais aujourd’hui sans cette expérience islandaise.
Et chez les créateurs, y en a t’-il qui t’inspirent plus que d’autres ?
Deux designers m’ont donné envie d’apprivoiser “l’objet porté” avec leur manière d’appréhender la mode différemment : Martin Margiela et Hussein Chalayan. Le premier pour son sens du concept, de la déconstruction, son regard brut et son sens de l’artisanat. Et le deuxième pour la beauté qu’il accorde au mouvement. Mouvement qui donne vie au vêtement et qui devient une mini architecture pensée pour le corps et par le corps qui le porte. Aujourd’hui mon créateur favoris est sans aucun doute Dries Van Noten. Je n’ai jamais vu un tel coloriste. Je déniche ses pièces comme une collectionneuse. Ses créations sont pour moi une explosion d’émotions. J’ai même du mal à trouver les mots pour décrire son travail. Je crois d’ailleurs que j’ai peur d’utiliser la couleur dans mon propre travail tant la justesse de ses couleurs me semble inégalable. J’ai longtemps porté du noir mais maintenant, j’ose enfin porter de la couleurs pourvu que ce soit l’une de ses pièces, c’est dire !
Comment imagines-tu le monde de la mode demain ?
J’ose espérer une mode plus responsable, plus originale et moins en prise avec une image commerciale pensée par des non-créatifs. Un rapport plus proche à l’artisanat, une mode qui valorise les savoir-faire, la beauté du fait main. La mondialisation ne m’ effraie pas, j’ai confiance en la valorisation de ces savoir-faire et je pense que le consommateur aussi. Faire moins mais mieux.
Tu restes très attachée à l’artisanat d’art et aux savoir-faire français ?
Oui énormément. Rien ne m’excite plus que de travailler avec des artisans passionnés qui ont une connaissance exceptionnelle de la matière, du geste et une vraie attention au détail.
Et toi, où seras-tu demain ?
Je ne sais pas du tout et surtout je tiens à ne pas le savoir. J’ai toujours adoré les surprises de la vie et j’aime vraiment vivre au jour le jour ou du moins vivre chaque marche en pensant à la suivante mais jamais à l’étage entier !