Florence Lopez et Mathias Kiss

Ce n’est pas dans son atelier que nous découvrons le nouveau décor de Florence Lopez mais à quelques rues de là, sur l’une des plus jolies places du Faubourg Saint-Germain. Pour la première fois l’antiquaire et décoratrice a accepté de se prêter au jeu du décor dans un restaurant. Celui de Quentin de Fleuriau, Mon Square, qu’il a choisi d’appeler ainsi car c’est ici qu’il a grandi. A Florence il a donné carte blanche car il connaissait déjà bien son univers, son goût pour le rare et les alliances inédites. Il souhaitait que le lieu soit vraiment unique dans les moindres détails et encore une fois, en effet, on se retrouve plongé dans un univers à nul autre pareil : une ode à la joie, à l’onirisme, à la couleur et à l’art dont seule Florence connaît les secrets.

On la retrouve aujourd’hui aux côtés de Mathias Kiss, l’un des artistes à qui elle a demandé de collaborer avec elle pour ce projet. Lui aussi, bien que réclamé aux quatre coins du monde, est un électron libre dans le monde de l’art, de la décoration et de la mode et ces deux-là ne ressemblent vraiment à personne. Entre souvenirs, histoires et poésie, plongée au cœur de l’histoire d’un décor.

Florence, c’est la première fois que tu crées un décor pour un lieu comme celui-ci ?

Florence Lopez : Oui c’est la première fois que je suis séduite par l’idée d’un lieu public. D’habitude je préfère vraiment travailler pour l’univers de clients particuliers, pour des lieux qui seront habités. Mais celui-ci était différent, il dégageait une atmosphère hors du temps. L’architecture était compliquée, sur plusieurs niveaux, mais le tout était très inspirant. Je n’ai pas eu l’impression de créer le décor d’un restaurant mais celui d’un lieu intimiste pour des personnes particulières en quête d’authenticité.

D’ailleurs, Quentin de Fleuriau, a choisi de baptiser son restaurant Mon Square parce que cela reflétait pour lui l’idée d’un lieu bucolique, secret. On s’est beaucoup amusés à tourner tous les deux autour de ce thème. Avec ce nom il m’a en quelque sorte donné le « La » pour la direction artistique.

 Tu as tout de suite souhaité t’entourer d’artistes pour ce projet ?

F.L : Non, pas forcément. Je savais que j’allais faire un décor mural et du mobilier qui raconterait une histoire liée à ce lieu intemporel, à ce square, cette place qui est un peu à l’abri du reste du monde. Au début, j’ai décidé de créer trois Salons différents entourant un grand bar central que je désirais immense et chaleureux. Quentin a accepté d’en doubler la taille pour qu’il communique avec tous les petits salons et qu’on puisse en faire le tour. De forme oblongue, j’ai fait réaliser sa façade avec une patine dont j’ai choisi un à un les pigments, toujours dans les verts bleus que j’affectionne et j’ai fait sertir son plateau d’agate d’un gros jonc de laiton martelé. Je l’ai entouré d’une quinzaine de tabourets de bar suédois des années 60 aux lignes très pures.

Ensuite, j’avais dans un coin de ma tête le décor peint par Ludwig Bemelmans sur les murs du Bar du Carlyle dans les années 50 et je voulais en retrouver l’esprit en créant moi aussi une histoire de jardins, d’oiseaux, très onirique et poétique. Puis sont venus les acteurs, les artistes que j’ai choisis pour partager cette première vision. C’était un vrai travail d’équipe, je les guidais et ils me suivaient avec enthousiasme, mais j’avais moi aussi une grande confiance dans leur art.

Comment les as-tu choisis ?

F.L : Pour commencer j’ai appelé Bêla Silva. Nous nous connaissons bien, nous avons le même goût pour la rêverie, la folie, le lyrisme, j’adore son caractère latin, solaire et volontaire. Je lui ai d’abord commandé la cheminée du Salon Vert et puis j’ai dessiné des cages appliques extérieures avec des oiseaux. Bêla s’est emballée et a créé des dizaines d’oiseaux que j’ai pu enfermer dans ces cages mais aussi dans une autre, immense, qui surplombe le grand Bar, sous laquelle j’ai dessiné un tronc d’arbre que je voulais un peu abstrait, réalisé en céramique, avec ses trois oiseaux suspendus à ses branches de laiton. L’ensemble crée un décor à lui tout seul pour une entrée onirique dans le lieu.

Pour les décors muraux du Salon Vert et du Salon Rose, J’avais une idée très précise. Pendant que les travaux commençaient, je faisais des essais et des croquis de ces futurs décors que je désirais sur toile. J’avais des inspirations d’artistes peintres disparus des années 30 et 50, celui de Roger Muhl par exemple. Je voyais une forêt imaginaire, un jardin secret, j’avais envie de bleu vert, de jaune, de prune, des couleurs que l’on remarque déjà dans la céramique du tronc et des oiseaux de Bêla.

J’ai pensé à plusieurs artistes que j’aimais avec lesquels j’ai longuement conversé avant de choisir Sacha Floch Polliakoff dont le travail pouvait merveilleusement dialoguer avec les œuvres sculpturales de Bêla. Nous avons travaillé ensemble pendant deux mois sur des maquettes pour l’amener au diapason de mes recherches et de mes aspirations. J’ai enlevé tous les détails de sa première mouture, qui était pour moi une représentation trop littéraire du square avec ses bancs, les statues, les fontaines, pour arriver à un ensemble plus abstrait où le foisonnement des arbres en masses de couleur emporte tout le reste. Ces décors sont en harmonie totale avec la liberté créatrice de Bêla Silva et avec mes choix de patines, du plancher jusqu’aux murs et aux ciels des plafonds.

Enfin pour le dernier salon, le Salon privé, je désirais sublimer cette pièce, minuscule, très basse de plafond et j’ai pensé à Mathias Kiss. Il fallait un apprenti sorcier, un magicien pour faire quelque chose d’intéressant, de surprenant avec cette pièce ! Mathias a réussi à y créer des perspectives qui l’ont rendue fascinante. Nous l’avons d’ailleurs appelée la Kiss Room !  L’enthousiasme de ce trio m’a donné des ailes pour mener à bien ce projet joyeux.

Et toi, Mathias, comment es-tu entré dans cette histoire, dans ce décor ?

Mathias Kiss : Je ne fonctionne qu’aux rencontres. J’admire le travail de Florence depuis longtemps, ses décors bien sûr mais aussi ses choix d’antiquaire que je trouve toujours incroyables. Son appel était un cadeau. Après c’est le boulot, ses conseils et ses attentes, ma passion des miroirs et du ciel qui a fait le reste, j’étais presque embarrassé de « prendre une place », impressionné par ma « chef », qui est tout sauf cela et qui a été une grande complice ! Ce qui est drôle en fait c’est que ma volonté était plus que l’on sente « ma patte » sans vraiment la voir : tout faire pour ne pas empiéter sur la fonction du lieu et ses auteurs …

Mais Florence t’a laissé carte blanche pour créer Ma Kiss Room, comment as-tu envisagé le projet car c’est une pèce minuscule ?

M.K : J’avais envie de créer à la fois un espace de respiration et un espace un peu intimiste, ses dimensions étaient alors un atout. Toute la complexité était en fait de rester simple. Les quatre miroirs projettent le plafond en ciel à l’infini. Jeux de miroirs, jeux de regards, je crois que les gens aiment bien s’asseoir et passer du temps dans ce lieu.

C’est à la fois une œuvre et un décor ?

M.K : Pour moi, dans ce cadre-là, c’est vraiment un décor. Mais bien sûr je suis dans la continuité de ma démarche artistique sur les ciels, ce besoin de respirer. J’ai toujours fait des ciels, c’est pour moi un sujet universel et sans limites.

Florence, au fil de tes décors, tu dévoiles toujours des artistes ou les mouvements auxquels tu as voulu rendre hommage ou qui t’ont inspirée. Dans ton dernier décor à l’atelier c’était Roberto Burle Marx, tu as aussi beaucoup travaillé à partir du Constructivisme, du Cinétisme … Est-ce que pour toi la décoration est une éternelle réinterprétation, comme si chaque créateur piochait dans l’histoire des arts décoratifs pour y ajouter de nouveaux éléments et créer son propre style, son univers ?

Florence Lopez : Ce sont juste des hommages et des décors en relation avec mon travail d’antiquaire, en fonction des pièces que je choisis de mettre en scène. Je choisis ou pas de brouiller les lignes, les codes et c’est cela qui m’amuse. Ici par exemple, je rends hommage au travail de Baughman avec le fauteuil Milo que j’ai créé en m’inspirant des pieds tournants en bronze chers au designer. J’ai une passion pour les designers américains des années 30 à 60, je trouve leurs lignes fluides pleines de décontraction et de confort, ils ont aussi un côté glamour, très décomplexé que j’adore. J’ai dessiné mes modèles avec des dossiers assez bas pour respecter les lignes des baies à guillotines que j’adorais car elles me faisaient penser à ces décors rétros du peintre américain Edward Hooper.

Pour les tables, j’avais déjà créé, en 2015, deux tables de salle à manger pour une cliente dont le jardin de figuiers et de rosiers m’avait inspirée pour dessiner une branche qui faisait tout le tour du pied en bronze. Pour Mon square j’ai dessiné un modèle similaire avec une branche légèrement différente sur les pieds de fonte de laiton. Sur chaque plateau, j’ai choisi des pierres semi précieuses, de l’agate bleu vert pour le Salon vert, du quartz rose pour le Salon rose et du quartz crème pour le Salon Privé. A part les tons qui diffèrent suivant les espaces, mon mobilier est partout le même, pour créer une certaine unité.

J’ai fait réaliser par un créateur anglais des tissus teints à la couleur pour chaque Salon, choisi pour les banquettes et les fauteuils un tissu en lin, un treillis vraiment singulier, dont j’ai élaboré pendant des semaines le vert bleu, le rose très tendre et le bleu pâle.

Dans ce décor, Les antiquités sont réservées aux luminaires et aux objets. J’ai chiné une par une, en Suède, les appliques et les suspensions signées par Carl Agne Jacobsen. Je ne voulais surtout pas de rééditions mais des modèles vintages authentiques et Quentin m’a suivie dans cette quête pointue qui donne un cachet particulier à l’éclairage du restaurant.

C’est aussi, souvent, le propos de Mathias, de bouleverser les codes pour mieux les réinventer ?

Mathias Kiss : Oui, je viens d’un apprentissage de Peintre-vitrier puis j’ai passé une quinzaine d’années à restaurer les Monuments Historiques au sein des Compagnons. J’ai vécu cela comme un étouffement, un diktat, une pensée unique, je me sers malgré tout de cela comme une contestation, entre hommage et manifeste …

Dans tes décors, tu chamboules tout, mais en conservant des savoir-faire ancestraux ?

M.K : Du décor je connais tout l’envers ! Les compagnons m’ont formé et élevé. C’est une vraie famille, qu’il est très difficile de quitter pour se jeter dans l’inconnu. Mais je voulais être libre, je savais que j’avais envie d’aller plus loin. Chez les compagnons, on dit toujours « On », l’artiste dit « Je ». Le compagnonnage m’a donné un cadre, une technique, mais aussi une frustration car la restauration est l’inverse de la création, le respect absolu de l’académisme, et j’ai voulu m’en libérer. Un artisan d’art reproduit un savoir-faire, avec des diktats techniques et esthétiques, l’artiste, lui, se libère de ce cadre. 

Tradition et modernité, art et décor … Certains peuvent parfois avoir du mal à te cerner ?

M.K : On pourrait dire que je suis dans les beaux-arts contemporains ! Oui ça c’est bien, ça me plaît ! Je continue dans mon travail de rendre hommage à un certain classicisme, je me sentirai toujours plus proche de François Lenôtre que de Marcel Duchamp, mais je navigue entre les différents courants sans y appartenir.

D’ailleurs tu aimes beaucoup mélanger les différentes formes d’expression artistique ?

M.K : J’aime avant tout que les gens échangent, que chacun puisse trouver quelque chose dans ce que je crée, un enfant comme un collectionneur, ou que moi je puisse collaborer avec des stylistes ou des musiciens. D’ailleurs, j’ai trouvé ça très généreux de la part de Florence, qu’elle choisisse de s’entourer comme ça d’autres créateurs ou artistes et de mettre leur univers en avant.

Nous sommes installés sur la jolie terrasse de Mon Square qui est vraiment unique …

Florence Lopez : C’est un endroit que j’aime beaucoup ! Ici j’avais en tête l’atmosphère unique d’un club new yorkais qui a disparu, le Mortimer’s. Sa terrasse était un lieu un peu caché, les sièges y étaient recouverts d’un tissu des années 50 au dessin de lierre imprimé, ça avait un charme fou ! Moi j’ai choisi de mettre des tables plus simples que celles de l’intérieur, avec des plateaux de marbre vert entourées de chaises treillis en laiton doré et le grand store vert tilleul est parfait justement pour profiter des beaux jours ou des longues soirées.

Vous pensez que vous travaillerez ensemble sur d’autres projets ?

Florence Lopez : J’aimerais beaucoup que Mathias mette une touche sur le nouveau décor de mon atelier, mais ça c’est une autre aventure !

MON SQUARE

30 rue Saint-Dominique 75007 Paris

01 86 64 06 06


Florence Lopez

florencelopez.antiquaireparis@wanadoo.fr

Mathias Kiss

contact@mathiaskiss.com

Crédits Photos

photos Mon Square 1 à 14 ©Philippe Garcia

photos Mathias Kiss ©David Zagdoun ©ADAGP

photos Mon Square 16-17 ©Mathieu Salvain